Automate n° 7 - 1994-1995
L’o-17 est placée à environ sept milliards de kilomètres de la Terre, dans une zone de l’aphélie de Pluton. Nul Plutonien ne saurait se délecter d’un rayon de Soleil ! — Le Soleil ? Vu de là-bas, à l’œil nu, même s’il est l’étoile la plus luisante, il y semble glacé, perdu dans un abysse constellé de joyaux immuables et de parures évanescentes; il y a parfois des hippocampes dans des nuages de feu, des arcs-en-ciel de plasma ruisselant de cascades jaspées. Mais le bleu du jour est un trésor lointain, un lapis-lazuli qui n’existe pas. — Sur l’O-17, nous n’avions jamais d’insolation. Quoique… Sur la partie supérieure de la station, il y avait un petit coin de paradis. Un endroit placé au milieu d’un océan. Un îlot où se développait une flore ahurissante; un extraordinaire simulacre de vie terrestre et aquatique enfermé dans une cloche hémisphérique de trente kilomètres de circonférence. — La Coupole : une vie artificielle truffée de trompe-l’œil… Quand on se baladait au bord de l’eau, l’horizon feignait l’interminable. Le bassin salé était un océan limpide, brasillant, qui avait le goût du Spacifique. Les poissons exotiques frétillaient entre les coraux. Les étoiles de mer saluaient les gorgones, les lingules taquinaient les écrevisses. Le sable chaud prenait les formes de nos plantes. On faisait des parties de ballon entre deux vagues. On regardait la marée engloutir les châteaux de sable. Le ciel de la Coupole était d’un joli bleu dont les nuances étaient savamment programmées. — Il y avait même un soleil. Capricieux. Cinq mille mètres au-dessus de la plage brillait une boule qui se déplaçait comme le vrai. Ce soleil, on l’appelait la « Lume ». Parfaite illusion, la Lume offrait de somptueux levers et couchers, toujours différents. Mais elle était sujette, lors de ses passages au zénith, à des fuites chroniques : quand la Lume tombait en panne, la Coupole sombrait dans l’obscurité. — C’était « l’éclipse de la fin du Monde ». Il importait de la rallumer sur-le-champ. Seuls les biodroïdes pouvaient exécuter cette mission périlleuse. Il y avait toujours des volontaires intrépides prêts à tout pour qu’elle revive. Deux suffisaient. L’un était le flingueur, l’autre, le crapaud. Ils grimpaient dans la nacelle du Lumoptère sous une pluie d’encouragements. De près, la Lume éteinte perdait tout son mystère : elle n’était plus qu’une grosse bulle roulant lentement sur un ciel noir en sous-verre. Elle avait la taille d’une montgolfière, sans orifice, parfaitement ronde, transparente, élastique, soyeuse au toucher, très épaisse. La traverser semblait impossible, pourtant il le fallait. Il fallait la franchir, car on ne pouvait reboucher ses fuites que de l’intérieur; et c’est aussi de l’intérieur qu’on la regonflait. Pour entrer dans la Lume, il n’y avait pas trente-six mille solutions. La seule méthode consistait à transformer momentanément son enveloppe solide en enveloppe quasi « liquide ». Pour ce faire, le flingueur la visait avec un appareil ressemblant à un colt, le sunkey. Pendant exactement cinq secondes, la Lume devenait aussi fine et pénétrable qu’une énorme bulle de savon; cinq secondes, pas un dixième de plus. Le crapaud comptait. — Un, deux, trois, quatre… Cinq secondes pour sauter de la nacelle du Lumoptère et plonger dans la bulle, c’était largement suffisant. Mais il fallait bien calculer son coup : le passage devait s’effectuer entre la quatrième et la cinquième seconde. Pas avant, surtout pas ! Pourquoi ? Parce qu’en sautant trop tôt, on traversait la bulle, certes, mais on en sortait et c’était le plongeon de cinq mille mètres… Avec un parachute qui ne s’ouvrait pas systématiquement. Pour éviter une telle chute, il fallait donc sauter dans la bulle liquide une demi-seconde avant qu’elle ne redevienne Lume élastique infranchissable. Sauter à la cinquième seconde aurait été un rebondissant échec. Ça paraissait évident pour celui qui n’avait jamais tenté l’expérience. Mais à 5 000 mètres au-dessus de l’îlot si faiblement éclairé, le plus courageux des volontaires entendait son pouls tambouriner jusqu’au bout des doigts. Le crapaud novice loupait souvent la synchronisation : trop hésitant, il franchissait la bulle un peu tard, c’est-à-dire au moment où son enveloppe retrouvait sa consistance caoutchouteuse. Résultat : il restait coincé comme une tique, le corps entre ciel et Lume. Pour le désincarcérer, le flingueur lui nouait les chevilles, puis, après avoir à nouveau tiré sur la Lume avec son sunkey, il le treuillait. Le crapaud réintégrait alors la nacelle. Il retentait ensuite un plongeon. Quand le crapaud parvenait à entrer dans la Lume du premier coup, le plus gros du travail était fait. Dans cette bulle en apesanteur, colmater les fuites et répandre le gaz devenait alors un jeu agréable. Une fois la mission accomplie, le crapaud faisait un signe au flingueur pour qu’il le réceptionne; celui-ci dirigeait la nacelle sous la Lume et n’avait plus qu’à la viser avec son sunkey. Lorsque les deux voltigeurs posaient le Lumoptère sur la plage de la Coupole, tous les accueillaient comme des sauveurs. Puis, dans un silence solennel, les visages se tournaient vers la Lume sombre, brûlant d’impatience que le commandant Glückstern renfonce la touche lume on. — Un, deux, trois, soleil ! C’était l’émersion : la Lume rutilante et chaleureuse réapparaissait. Une fois, j’ai été crapaud. Dans la Lume, le sol était comme un trampoline sans fin, moelleux. L’absence de pesanteur permettait d’enchaîner n’importe quelle figure acrobatique. En palpant le ciel sur lequel la Lume roulait lentement, je me suis dit : « Le Monde serait-il fait d’une multitude de coquilles gigognes ? » Le ciel de la Coupole était dur; c’était un plafond hémisphérique en verre k 6 à teintes variables. Et derrière ce bouclier vital épais d’un mètre existait un grand vide noir; une immensité trouée d’étoiles, l’Univers. Là-haut, sur l’O-17, on ne pratiquait aucune religion, mais on sentait une présence intemporelle. — Quand je flâne dans la nature, flaire sa richesse infinie, il y a toujours un moment où je mire le ciel bleu et pense à l’Univers; et je me dis que j’ai de la chance. Extrait de «La Météorite enchantée» - Frédéric Letrun
Automate n° 7 «Lud Aster»
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